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Terre brisée, la philosophie pour répondre aux défis climatiques

Mercredi 20 Juillet 2022

Terre brisée, la philosophie pour répondre aux défis climatiques

Pour Amaéna, les philosophes Platon, Aristote, Rousseau, Kant ou encore Weil et Arendt peuvent nous aider à penser notre monde, plus que jamais instable et imprévisible.

Notre civilisation est confrontée à une situation inédite. Nos conditions de vie et celles de tout le règne du vivant sont menacées. Ce péril, l’insécurité qu’il engendre et le poids de notre responsabilité pèsent sur nos sociétés et sur les individus. Comment la philosophie peut-elle nous aider à penser et à affronter cette situation ?

Améana GUÉNIOT : Pour comprendre la spécificité de la catastrophe environnementale, la littérature scientifique contemporaine est indispensable ; cependant, elle n’est pas suffisante pour mettre en récit ce qui constitue une bifurcation inédite dans l’histoire de l’humanité. La philosophie, en revanche, peut nous y aider. Montrons-le à partir d’un exemple qui figure dans Terre brisée. Les cosmologies présocratiques nous enseignent que le monde, le cosmos, suppose un arrangement harmonieux entre les êtres. La Terre est ainsi devenue, au fil d’une histoire plurimillénaire, un arrangement suffisamment harmonieux pour avoir permis le déploiement des civilisations humaines. Une telle harmonie, qui est la condition sine qua non d’un monde habitable, est précaire.

À chaque instant, le chaos peut survenir et se propager. Les présocratiques en avaient l’intuition, nous en avons la preuve. Le chaos, le désordre croissant, l’entropie se manifestent dans la destruction de la biodiversité, la dissipation des ressources disponibles (terres arables, eau douce potable accessible, minerais…), l’accroissement des pollutions liquides, solides et gazeuses, et les drames qui en résultent pour les sociétés humaines comme les famines, les épidémies, les incendies et les tempêtes, les guerres… Nous sommes entrés dans une phase, irréversible, d’accroissement du chaos à l’échelle globale. Les conditions d’une vie digne, mais aussi de la réalisation ou de la transmission des œuvres et des actions qui sont l’étoffe de la civilisation, sont menacées, et l’insécurité qui en résulte est à la fois politique, économique, sociale et culturelle. Les présocratiques nous ont transmis d’une manière préscientifique une idée essentielle : le monde, le cosmos, n’existe qu’à condition que soient tissés des liens justes et harmonieux entre les êtres, et notamment entre les vivants. Sans ces liens, seul subsiste le désordre, la désarticulation, le chaos ; sans justice et harmonie dans les liens entre les êtres du monde, le tissage se dissout, et cède le pas à la confusion.

Oublier que nous sommes liés aux autres vivants et au milieu que nous partageons avec eux et dans lequel se mêlent les quatre éléments primordiaux présocratiques (la terre et ses ressources, l’air, l’eau, la vie, symbolisée par le feu), c’est faire encourir à tous les vivants, dont nous faisons partie, le péril du chaos. Assumer notre responsabilité, devenir responsables du devenir de la Terre et donc de ceux qui la peuplent, c’est assumer l’exigence de lutte contre le chaos et pour une harmonisation du cosmos. Les présocratiques peuvent, là encore, nous aider dans ce cheminement de pensée. Nous trouvons chez certains présocratiques l’idée selon laquelle l’humain, en tant qu’il est porteur de la raison, du logos, est capable de comprendre en quoi le monde tient par la justice et l’harmonie, et de contribuer à ce maintien. C’est sans doute ce qu’il nous incombe de faire, surtout quand le chaos se généralise : viser, par l’exercice de la raison, à instaurer un surcroît de justice et d’harmonie dans les rapports entre les « éléments primordiaux », pour reprendre l’expression présocratique, de notre monde.

Platon, Aristote, Rousseau, Kant ou encore Weil et Arendt peuvent nous aider à penser ce défi. L’enjeu est de taille, car il nous faut revoir entièrement les conditions et les finalités de l’activité humaine dans ce nouveau contexte - celui d’une Terre brisée qu’il nous faut contribuer à reconstruire. Quels sont les philosophes les plus inspirants pour chercher des réponses à ce péril ?

Des philosophes contemporains, dans un contexte où l’empreinte environnementale d’une certaine part de l’humanité ne cesse de s’approfondir et de s’étendre, on fait des rapports entre l’humain et l’environnement un de leurs principaux objets. Terre brisée mobilise le travail de Hans Jonas, de Catherine Larrère, de Philippe Neyrat… Même si nous sommes face à une situation inédite dans l’histoire de l’humanité – pour la première fois, c’est à l’échelle de la Terre que les conditions de la civilisation humaine sont menacées –, les textes du passé ne sont pas caducs. Nous pouvons réinterpréter les œuvres de la tradition philosophique à l’aune des défis contemporains, pour orienter notre pensée et notre action.

Prenons un seul exemple développé dans Terre brisée. On trouve chez Platon une critique de la démesure, de l’hubris : la tentation de vouloir structurer la cité autour de la satisfaction illimitée des désirs peut s’avérer destructrice. La figure du tyran incarne le sujet humain qui prétend faire de la satisfaction de son désir le maître mot du politique. Contrairement aux apparences, le tyran est en fait dominé, puisqu’il ne se domine pas ; ne se dominant pas, il cède à l’injustice et sème la destruction en lui et autour de lui. À l’aune de la catastrophe environnementale, il apparaît de surcroît que la satisfaction des désirs humains illimités se traduit matériellement par une hypertrophie de l’extraction des ressources en amont et de la pollution en aval, et donc par un désordre croissant, une entropie. Nous détruisons ainsi l’harmonie du cosmos, de notre monde, en même temps que nous semons l’injustice, puisque la pénurie et la pollution ne touchent pas tous les sujets et toutes les communautés politiques de manière égale dans le monde et au sein de chacune de ses régions.

L’harmonie de la cité, qui est une manifestation de la justice, suppose au contraire d’orchestrer les travaux humains en fonction de fins qui ont été réfléchies, sans se laisser porter çà et là, au gré des circonstances et des désirs qui nous dominent. Il ne s’agit pas d’annihiler, en nous et dans la cité, l’expression des appétits (epithumiai) et du courage (thumos) : cela serait impossible anthropologiquement. En revanche, nous pouvons subordonner les désirs au gouvernement de la raison (logos), à même de donner des bornes et une direction à notre action. L’idée platonicienne, radicale mais inspirante, est que la vie, dont l’expression est le désir n’est pas une fin suffisante. Ce qu’il faut viser, c’est une vie juste, qui se traduise par une harmonie dans l’âme et dans la cité. Sans renoncer au désir, nous le subordonnons à une exigence plus haute, celle de la justice, et lui donnons ainsi une expression plus « sublime ».

On retrouve le motif freudien de la sublimation, sachant que Freud reconnaît sa dette à l’égard du livre IX de la République de Platon. Il s’agit, par la sublimation, de donner à nos appétits l’expression la plus juste et la plus harmonieuse possible pour nous-mêmes, pour la cité, et pour le cosmos dans lequel elle s’inscrit. Se soucier de l’environnement, ce n’est donc pas renoncer à ce qui fait notre civilisation, mais au contraire renforcer notre exigence de civilisation, de conversion des appétits les plus destructeurs en désirs subordonnés à l’impératif d’harmonie. Ce n’est pas un vœu mièvre. Les Anciens nous l’enseignent : sans l’ombre d’une justice, le monde et les cités se délitent, et le règne du chaos émerge. Chercher à rendre le monde plus harmonieux c’est tout simplement chercher à perpétuer le monde, le cosmos, et les civilisations qui en dépendent.

Amaena, vous êtes philosophe et enseignante à l’Université. Votre ouvrage « Terre brisée » propose une philosophie de l’environnement. Cette philosophie de l’environnement peut-elle inspirer non seulement les choix économiques et politiques, mais aussi nos simples comportements citoyens ?

La troisième partie de Terre brisée est axée sur les possibilités d’action qui sont encore ouvertes dans des conditions environnementales de plus en plus contraignantes. Malgré un poids croissant des déterminations environnementales, il nous faut impérativement penser aux conditions de l’autonomie à un triple niveau social, politique et productif. Nous sommes autonomes lorsque nous sommes en mesure de nous donner à nous-mêmes (ce que suggère le préfixe grec auto-) des règles ou des lois (nômoi) qui donnent une orientation et des limites à nos activités. Sur le plan philosophique, l’idée selon laquelle la catastrophe environnementale nous oblige à repenser les conditions de l’autonomie semble constituer un paradoxe. Nous avons cru vivre et agir dans un environnement parfaitement indéterminé, c’est-à-dire un environnement permettant la réalisation autonome de projets de manière indéfinie et illimitée.

De ce point de vue, il existe une forme d’autonomie illusoire et destructrice : celle qui consiste à penser que nous pouvons nous affranchir de toutes les déterminations environnementales. Le comble de cette illusion consiste à penser que nous pourrions créer nous-mêmes les conditions environnementales de notre action. Pourtant, comme l’a souligné Arendt, la Terre n’est pas notre œuvre mais la condition de toutes nos œuvres. Même un projet humain qui consisterait à s’affranchir du système terrestre et à l’ouvrir sur l’extérieur, par exemple en puisant des ressources sur d’autres planètes ou en externalisant la pollution, aurait de prime abord pour condition de possibilité la Terre, ses ressources énergétiques, minières, alimentaires. L’humanité, sur le plan biologique comme sur le plan civilisationnel, est étroitement imbriquée à la Terre. Penser une humanité qui se serait affranchie des conditions terrestres de sa vie matérielle et de son existence civilisée, car ce serait risquer une « acosmie », une humanité privée de monde, pour reprendre l’expression de Fréderic Neyrat.

L’autonomie qu’il s’agit de mettre en œuvre n’est pas la prétention illusoire qui consiste à vouloir s’affranchir de tout ce qui nous détermine. Dans le sillage de la philosophie kantienne, nous pouvons à la fois être attentifs à ce qui nous détermine causalement et cultiver notre capacité à penser par nous-mêmes et à nous donner des fins. Il s’agit, très concrètement, de pouvoir repenser les finalités et les moyens de ce que nous faisons, sachant qu’aucune de nos activités n’est neutre pour l’environnement. Par exemple, nous pouvons décider de manière autonome de cesser la production d’« artefacts catastrophiques », c’est-à-dire de produits ou de services qui engendrent plus de nuisances, ainsi sous la forme de pollutions, qu’ils n’apportent de bienfaits.

L’exigence d’autonomie demeure néanmoins une injonction paradoxale si les conditions de l’autonomie ne sont pas réunies. Il est donc essentiel de réfléchir aux conditions sociales, politiques et productives de l’autonomie, car s’il nous est possible d’orienter de manière autonome nos décisions, en tant que citoyens, c’est d’abord parce que nous nous inscrivons dans une sphère d’autonomie commune. Dans la troisième partie de Terre brisée, je développe certaines des conditions de possibilité de cette autonomie, qui est à la fois celle des sujets et celle des communautés politiques.

Terre brisée - Pour une philsosophie de l'environnement

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